L'antiracisme universaliste a abouti sur une impasse
La réalité des violences policières a été plus particulièrement mise en lumière ces dernières années. Ce sujet n'est plus seulement approprié par des activistes, des antiracistes, ou des minorités, bien qu'elles soient les plus largement touchées. Que ce soit grâce à la démocratisation du smartphone et celle des réseaux sociaux, qui facilite l'enregistrement et la diffusion de l'existence de ces violences, ou bien le mouvement des gilets jaunes, la part de la population française consciente que la police peut être un danger mortel a augmenté ces dernières années. Pour ma part, je le sais depuis que j'en ai été victime, et je le raconterai peut-être ici, si toutefois j'arrive, un jour, à m'emparer de mon expérience personnelle avec calme et méthode, chose que je n'arrive toujours pas à faire 18 ans plus tard.
De l'autre côté de l'Atlantique, c'est également un sujet, qui n'a rien de nouveau. Pour les gens de ma génération, le tabassage de Rodney King en est le parfait exemple. Depuis, ça n'a pas empêché les coups et la mort de continuer à pleuvoir aux USA, particulièrement envers la communauté noire. Ces derniers jours, George Floyd est décédé, tué à Minneapolis par un officier de police qui a le profil parfait de la perversité que créé le pouvoir : celui de la violence "légitime" (j'ai beaucoup de choses à dire sur cette expression, mais là n'est pas le sujet).
Ce meurtre, cette agonie atroce filmée et diffusée, a fait réagir dans le monde entier. Des émeutes ont lieu à Minneapolis, et semblent se propager à plusieurs grandes villes des USA. En consultant quelques médias américains, il y a une petite chose rassurante dans ces tristes scènes de chaos : peu de monde semble considérer que cette réponse à la violence par la violence est illégitime, ou qu'elle serait une erreur. Si c'est à relativiser ne serait-ce que par la prise de parole (intéressante) de la maire d'Atlanta ou de Killer Mike, c'est une bien maigre satisfaction, mais je pense qu'elle montre qu'au moins une partie de l'intelligentsia admet qu'il est finalement bien naturel que les gens soient fatigués de mourir entre les mains de la police, plus particulièrement lorsqu'on est noir. Pour ceux qui en doutaient encore, #Blacklivesmatter prend tout son sens. Bien que la violence policière n'épargne personne, comme l'ont vu les gilets jaunes en France d'une autre manière, elle est clairement dirigée d'abord contre les minorités. Cette violence est portée par des motivations racistes, que ces dernières soient institutionnalisées ou personnelles. Puis, pour reprendre encore l'exemple des gilets jaunes, cette violence policière se dirige ensuite vers ceux qui remettent en cause le capitalisme et le pouvoir, voire simplement qui militent. On assiste d'ailleurs en France à de nombreuses tentatives de pénalisation d'actions associatives et militantes. Le racisme n'est pas la seule cause de violences policières, mais il en est bien le principal pilier, pour ne pas dire le terreau. Par ailleurs, pour ceux qui en doutent encore, des chiffres éloquents existent en France sur le taux de policier se plaçant à l'extrême droite de l'échiquier politique lors d'élections. Aux USA, je doute que la situation soit différente.
La mort de Georges Floyd condense tout cela : il était noir, il a été tué par un policier apparemment peu enclin à considérer comme une vie valable la personne qu'il prétendait "maîtriser." Des émeutes ont lieu en réaction et les forces de l'ordre, pourtant coupables, investissent la plupart des grandes villes des États-Unis pour faire face aux émeutiers.
Parmi les médias américains couvrant et commentant la mort de Georges Floyd et le mouvement de rébellion qui en découle, il y a évidemment CNN. Ce samedi 30 mai, la page d'accueil de CNN laissait voir une citation intrigante, pointant vers une vidéo.
"It's not the racists we have to worry about"
Cette phrase, c'est celle de Van Jones. Puis il complète :
"It's the white lliberal Hillary Clinton supporter (we have to worried), walking her dog in Central Park, who will tell you : "people like that (those who are actually protesting and sometimes rioting), i don't see race. Race is no big deal to me, i see us all at the same.""
Van Jones utilise ici un événement récent ayant eu lieu à Central Park pour remettre en cause l'approche universaliste de l'antiracisme. Mais avant de s'attarder sur le propos de Van Jones, un petit point s'impose pour ceux qui ne sont pas familiers de ces sujets. Il est possible de résumer simplement de la sorte : l'antiracisme connaît plusieurs approches, dont deux principales se distinguent. Celles-ci s'opposent intellectuellement sur leur efficacité et leur déontologie, et cela depuis plusieurs années.
- D'un côté, il y a donc l'approche universaliste, celle qui consiste à dire que l'idée de race ou de couleur de peau ne doit jamais être prise en compte, que nous sommes tous pareils. Pour schématiser, ça revient à cette phrase qui dit : "notre peau n'a pas la même couleur, mais notre sang oui", ou encore à ces posters qui font figurer côte-à-côte un homme noir et un homme blanc, mais leur ombre projetée au sol ne permet pas de distinguer leur différence de couleur. Ce sont des images faciles, et surtout, elles ont le charme d'être incontestables d'un point de vue biologique et physique. C'est un ressort classique de l'antiracisme universaliste.
- De l'autre, il y a l'approche qu'on va qualifier maladroitement de communautaire. Celle-ci consiste à dire que les communautés doivent revendiquer leurs différences pour que celles-ci soient acceptées. Plutôt que de gommer les particularités, l'idée est de les mettre avant pour justement pouvoir pointer du doigt plus facilement les injustices et de pouvoir revendiquer ses différences en leur donnant toute leur place dans l'espace public. Les détracteurs d'extrême-droite (qu'ils se revendiquent en tant que tels ou qu'ils avancent masqués) qualifient souvent cette approche de racialisme indigéniste. (sic)
Pour ma part, et comme de nombreuses personnes ayant grandi dans les années 1980, j'ai été éduqué politiquement par l'antiracisme universaliste. Il y a toute sorte d'explications à cela. Le contexte politique de l'époque (Touche pas à mon pote, les liens entre l'UNEF, le miterrandisme et des associations antiracistes, etc.), la culture de l'époque qu'on va qualifier de Benetton pour simplifier (United Colors of...), ou encore une chose toute bête mais rarement dite : l'antiracisme universaliste est le plus simple à expliquer aux enfants, et surtout, il protège leur naïveté et leur innocence. Enfin, facteur déterminant : je suis blanc. Les antiracistes universalistes ne sont bien sûr pas tous blancs, mais une grande majorité d'entre-eux l'est. C'est quand même l'approche la plus confortable pour une catégorie de population qui n'est pas victime de racisme. D'ailleurs, c'est un peu ce que Van Jones dépeint en filigrane.
Van Jones, lui, est noir. Désamorçons tout de suite ceux qui tenteraient de l'attaquer : Van Jones est un activiste pacifique, qui a consacré une partie de sa vie à l'écologie. Il a d'ailleurs été le conseiller vert de Barack Obama. Conséquence logique, il est membre du parti démocrate. Il est chroniqueur sur une chaîne mainstream d'information américaine connue mondialement, CNN. Il s'est également engagé pour soutenir la communauté afro-américaine à la suite de l'ouragan Katrina ou de précédents cas de violences policières. Tout sauf le profil d'un agitateur rejeté par l'establishement.
"So even the well most intentionned white personn has a virus (of "reflex-racism") in his or her brain, that can be activated at an instant"
Cette nouvelle citation de Van Jones, mise bout-à-bout avec les deux précédentes que j'ai déjà isolées, choquera sûrement de nombreux blancs. Certains seront dans le déni, d'autres dans un silence gêné. Et il est probable qu'une grande majorité d'entre eux soit blessée par cette phrase, qui sous-entend que nous sommes souvent porteurs sain du virus du racisme. Comme certaines maladies immunitaires, ce virus pourrait se déclencher à tout instant, alors que l'individu ignore qu'il en est porteur, et pire, qu'il est persuadé que ça ne peut pas tomber sur lui.
Je comprends que ce discours puisse heurter une personne qui, dans son cœur, est persuadée de ses intentions, qui promeut l'égalité avec une totale bonne foi. Moi-même, sur le coup, cette idée de "virus" du racisme, dont je serai porteur, m'a bousculé. Pourtant, que ce propos heurte est une bonne chose : il permet de ressentir ce qu'est d'être défini de par sa communauté, sa couleur de peau, et d'y voir des réflexes associés. Van Jones réussit ce tour de force, qui, je pense, est très important pour que chacun comprenne les problèmes qui agitent actuellement notre monde et notre société. En pointant en tant qu'homme noir ce qu'il voit chez les blancs, il inverse les rôles. Passé la stupeur, le téléspectateur blanc ne peut que se dire : "putain, où ai-je pu merder pour qu'un conseiller d'Obama, membre du parti démocrate, en arrive à décrire des réflexes de bonne conscience qui, aux yeux d'un homme noir, nous rendent quelque part plus dangereux qu'un membre du Klan ?" Car c'est bien ce que Van Jones dit : "nous devons avoir plus peur du racisme insidieux et invisible. Il est en réalité plus dangereux à terme que le racisme frontal et assassin du Klan." Quelque part, en dénonçant quelque chose dont moi-même je pourrai être suspect à ses yeux, Van Jones arrive à me placer dans une position d'empathie : être capable de de s'identifier à autrui dans ce qu'il ressent.
Je pourrai continuer à paraphraser l'éditorialiste afro-américain, qui a notamment un passage très intéressant sur l'innocence (au sens de la candeur et du désarroi, donc de l'inaction) blanche. Si je garderai probablement toujours des réflexes universalistes dans ma façon de voir le monde, je pense que ces quasi cinq minutes de prise de parole par Van Jones sont essentielles et doivent être largement diffusées. Elles sont un message fort, adressé à des universalistes comme moi, mais également aux blancs là où ils représentent la majorité de la population. Il n'est pas question de culpabiliser qui que ce soit. Le racisme n'est pas seulement blanc, d'autres endroits du monde ont le leur. Mais ici, il est question d'accepter de prendre de plein fouet l'image que nous laissons à ceux avec qui nous vivons, pensons-nous trop souvent de façon égale d'ailleurs. Malgré toutes nos bonnes intentions, Van Jones montre que la frontière du racisme n'est pas forcément là où on aurait pensé la tracer.
Si la vidéo ne s'affiche pas, vous pouvez la consulter ici. (Pour les médiocres en anglais comme moi, la fonction sous-titres peut aider.)
Qu'on ne se méprenne pas. Celui qui croit que Van Jones fait de la blancheur de peau un problème est sur la mauvaise route. À titre personnel, je ne culpabilise pas du tout d'être blanc, que ce soit avant ou après avoir vu sa vidéo. J'exècre par ailleurs l'exotisation, quelle qu'elle soit. Quand j'entends quelqu'un qui cherche à adopter les codes liés à une autre couleur de peau (comme si tous les blancs, tous les noirs, tous les arabes, tous les perses, etc. auraient chacun une façon d'être qui leur serait allouée), je suis tout de suite très mal à l'aise. Pareil lorsque certains, spécialement dans le rap, fantasment et se gargarisent de la réalité de certaines communautés. Par exemple, la guerre des gangs qui frappe le rap américain et dont certains auditeurs semblent parfois compter les morts comme une preuve de l'intérêt et de la crédibilité de cette musique.
Quand Van Jones dit qu'il y a un racisme possiblement ancré en chacun de nous, il le fait en montrant qu'on ne peut pas évacuer la question de la couleur de peau dans l'antiracisme, aussi idéalisé soit-il. Tant que ceux qui prétendent aider les minorités ne l'admettront pas, rien ne pourra être changé. Van Jones montre tout simplement les limites de l'universalisme : non, tous les humains ne sont pas égaux devant le système et ceux qui ont le pouvoir, à petite ou grande échelle. C'est peut-être une lapalissade, sauf qu'elle est ici adressée à ceux qui, comme moi, ont tendance à penser par réflexe société "black-blanc-beur". Aujourd'hui, en 2020, prétendre ne pas accorder d'importance à la couleur de peau, ce n'est pas être progressiste, c'est être dans le déni. Tant que ce sujet-là ne sera pas posé sur la table, les Noirs aux États-Unis (ça pourrait être une autre population dans un autre pays) ne verront jamais leurs problèmes reconnus et encore moins résolus. Le racisme ne se relativise pas, comme il ne s'uniformise pas. Il est ancré dans des différences. Les nier ne fait que les renforcer.
Ces dernières années, j'ai pourtant toujours pensé que je devais me tenir en retrait de combats de société, particulièrement vu les tensions qu'il peut y avoir dans la société française sur certains sujets. Je n'ai pas décidé cela par lâcheté. Je l'ai par contre peut-être un peu décidé par fatigue, notamment de voir tous ces gens s'acharner à se définir et se coller des hashtags sur la figure jusque dans leurs bios twitter. Je l'ai aussi fait par dépit des guerres de chapelle au sein des milieux militants et de gauche. Mais je l'ai surtout choisi car je pense qu'un mec comme moi, blanc, classe moyenne, avec un travail plutôt protégé, doit avoir une certaine humilité et pudeur par rapport à certains combats. Et surtout qu'il y a eu assez d'entrisme et d'appropriation, et que je crois beaucoup à la capacité de chacun à représenter sa communauté ; qu'à un moment, quand on est dans une position plutôt "tranquille" comme la mienne, il faut savoir prendre du recul plutôt que de venir dans des combats qui concernent parfois des choses qu'on a la chance de n'avoir jamais vécues. Après avoir écouté et entendu Van Jones, je dois m'interroger sur mon rôle et accepter d'être moi aussi défini par rapport à ma couleur de peau. Non, je ne suis pas à-côté, même si c'est la position qui m'arrangerait aujourd'hui. Et surtout, il s'agit d'accepter de dire que oui, aujourd'hui, la tranquillité qui devrait être réservée à tous et toutes est nettement plus accessible aux blancs. Encore une fois, la couleur de peau compte, car elle peut protéger. Ce n'est pas une raison pour en culpabiliser, mais c'est une prise de conscience nécessaire pour avancer ensemble.
Pour avoir été victime d'interpellations violentes et de harcèlement policier au début des années 2000, avoir également vécu de très nombreux contrôles de mes 15 à mes 30 ans, j'ai très tôt compris à quel point mon origine sociale et ma couleur de peau m'avaient sauvé, a minima d'une condamnation qui aurait été foutrement injuste, possiblement d'une peine de prison, et potentiellement de la mort sur un trottoir ou en cellule. Encore une fois, je ne l'ai pas vécu comme un privilège ni me suis senti coupable. J'ai juste compris que j'avais eu de la chance et qu'en France, encore plus devant un uniforme et dans un commissariat, on avait un peu plus de chances d'être sauvé par sa bonne étoile en étant blanc. Je ne suis vraiment pas passé loin de gros ennuis (voire grosses séquelles). Mais c'est justement ce "pas passé loin" qui fait toute la différence.
Je garde d'ailleurs de cette histoire personnelle un souvenir particulièrement amer. Plus que le traumatisme de la violence policière, des très angoissants rouages de la justice qui peuvent broyer une vie et vous donnent une impression d'impuissance absolue sur votre propre destin, c'est le discours de certains proches qui m'avait le plus détruit. Très touché par ce que j'avais vécu, il m'arrivait de partir au quart de tour à ce sujet. Plusieurs personnes de mon entourage finissaient inlassablement par me dire que je les emmerdais avec cette histoire de violences policières. Mon histoire ne les intéressait pas. Dans leurs propos, il y avait à la fois l'idée, probablement inconsciente mais bien réelle, que la police était légitime à user de la violence comme elle souhaite, et que finalement, tout ça était bien anecdotique, voire logique. Mais il y avait également l'idée d'une fatalité, quelque chose que personne ne voulait entièrement voir ou entendre, comme si cela remettait en cause des certitudes. Dans une banlieue et un entourage majoritairement blanc, principalement de classes moyennes au pire, très aisées au mieux, j'étais pourtant l'un des rares qui pouvait témoigner de ce qui est courant pour d'autres ailleurs. Ça a hélas longtemps semblé une banalité ou une complainte personnelle. Pire même, je n'étais pas à leurs yeux victime de violences policières, je l'avais juste "bien cherché". C'était un peu cela le message. C'est peut-être aussi pour cela que, même en tant que blanc, peut-être infecté par ce virus insidieux du racisme que Van Jones dénonce, je trouve sa prise de parole précieuse. Car en n'étant pas déjà victime de racisme, qu'il soit direct ou indirect, je garde un souvenir très violent du désintérêt, voire du mépris, accordé à mon histoire personnelle avec la police. Alors j'imagine bien ce que doit faire ce mépris quand, en plus, votre couleur de peau devient le prisme d'une histoire similaire, et qui pourtant, ne se terminera sûrement pas pareil qu'on soit blanc, noir, chinois ou arabe.
En aparté, sur le sujet des violences policières qui déboulent dans une vie de façon complètement inattendue et peut détruire n'importe qui, n'importe quand, il y a cet article de Télérama, qui en dit beaucoup sur les dégâts de l'idée du maintien de l'ordre que les États se font.
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