Vie de quartier (1)

J'habite depuis dix ans un quartier plutôt populaire, mais néanmoins en phase de gentrification. De nombreux jeunes couples viennent s'y installer et y font des enfants. Des cadres en font leur pied à terre, et des intellectuels et artistes s'y installent, en faisant tout de même bien attention à quelle rue ils empruntent, parce qu'ici, l'ambiance peut vite changer.

Mais il reste une classe moyenne vive et forte, qui s'étend d'employés à des fonctionnaires. Il y a aussi une vraie classe populaire, puis enfin une misère, qui est à la fois de passage et permanente. Paradoxe d'un quartier cintré entre deux gares et le métro aérien, première barrière symbolique au nord de la ville, périphérique avant le périphérique.

Les lieux branchés se sont multipliés. Le canal est convoité. Les crackers ne sont plus les seuls au bord du bassin de l'Ourcq. Des cinémas ont poussé, des clubs ont réussi à se faire une réputation, notamment sur les quais. Des hôtels ont ouvert, on pense à cette auberge de jeunesse qui fait face au siège du Parti Communiste. Aspect design, comme si elle avait voulu défier Oscar Niemeyer et Jean Prouvé, architectes mandatés dans le temps par Georges Marchais. Les commerces historiques se ferment. Le cordonnier est remplacé par un caviste à bières. Les restos doivent désormais être accompagnés d'un concept et il finit par tellement y en avoir qu'on ne sait plus si on a encore le droit de manger chez soi. Les bars suivent le mouvement, et parient de plus en plus sur une clientèle after-work, voire touristique, en misant d'un côté tout sur le mojito à 5€ et de l'autre sur des ambiances faussement originales mais finalement très génériques. Donc rassurantes. Enfin, certains zincs jouent la carte titi-parisien, bien aidés par leurs terrasses au soleil (quand il y en a) et le cachet de l'authenticité parisienne. Ceux-là sont les pires : ils drainent des quinquagénaires nantis qui se prennent pour des artistes, persuadés de mener une vie simple alors que passé le métro aérien, personne ne comprend plus rien à leur verbiage et leur façon de vivre.

Dernièrement, ils n'étaient plus que trois établissements à rester normaux. Des bars populaires au sens propres du terme : qui appartiennent au peuple, qui sont pour le peuple. Sans distinctions. Le premier est encore ouvert. Il reste par contre un établissement de milieu de journée et de nuit. Le second accueillait tout le peuple du quartier, malgré sa petite surface, du matin au soir, dimanche inclus. Tout le monde s'y connaissait, et une clientèle d'habitués, souvent un peu alcoolisés, y trouvait refuge. Il l'a payé au prix fort, le barman était trop occupé à picoler avec ses clients en plus d'être embrigadé dans une salle histoire financière. Fermé par la police avec avis d'expulsion du propriétaire d'après la rumeur. Quant au troisième, il a vu sa gérance récemment rachetée, non pas sans quelques péripéties.

Depuis quelques semaines, l'équipe du soir de cet établissement a donc changé. Le matin, le lieu reste un lieu ouvert à tous. Il ne sert pas d'alcool avant le repas du midi, à moins d'être vraiment quelqu'un de connu par la serveuse, avec l'étiquette réglo sur le front. Passé quinze heures, le service change. C'est un jeune trentenaire qui tient la baraque, piloté derrière par un quinqua aux airs bougons et à la voix paysanne. Deux mecs du métier, ça se voit à dix kilomètres.

Le jeune se décarcasse pour moderniser le lieu. Il a enrichi la carte, revu les prix sans faire d'assassinat. Au contraire, il connaît la notion de prix d'appel. Il a également instauré un happy-hour pour tous, c'est à dire ni à la tête du client, ni en récompense à l'habitude. Il fait voir que son bar vit : pancarte sur le trottoir qui annonce les prix et les éventuels événements, contact avec la clientèle très sympa, presque trop, limite rabatteur.

Après une semaine, et comprenant que j'avais survécu à quatre propriétaires ou gérants différents, il s'est senti en confiance. Il était aussi probablement rencardé par la serveuse du matin et le propriétaire, que j'ai dépannés à plusieurs reprises sur des petits travaux avant d'aller au boulot.

Droit dans les yeux, sûr de son fait, il me dit : "ça me fait de la peine pour ceux qui étaient habitués ici, mais il y a une clientèle dont je ne veux plus." Il n'a pas été nécessaire qu'il me précise les prénoms où me décrivent les personnes. J'ai compris tout de suite et avait de toute façon déjà eu des échos du matin, voir en direct du trottoir. F, le travesti, ne serait plus le bienvenu. K, l'homosexuel efféminé à l'allure de longue flamme mais discret comme tout n'en auraient pas plus le droit. Trop illisible malgré lui et en permanence un sky-coke dans la main. D, le roumain un peu louche au premier abord mais qui a appris le français à la vitesse lumière et qui plus il est bourré, plus il demande de l'affection, était viré également. Raison : trop habitué à laisser des notes. G. cadre alcoolique mondain qui prend chaque bar pour un spring-break une fois sa deuxième pinte avalée est tout aussi indésirable. Et j'en passe. Ce ne sont que des exemples.

J'ai regardé le barman m'annoncer ça, entre condescendance et pitié pour ceux dont ils rayaient les noms du droit d'entrée. J'ai eu envie de lui répondre : mais connais-tu vraiment ce quartier ? Connais-tu vraiment ces gens ? Et surtout, j'ai pensé : s'ils ne peuvent plus venir ici, où vont-ils aller ? Sûrement pas dehors : ceux qui picolent dehors dans le quartier sont très souvent des gens que la vie a poussé sur le côté et qui ne font qu'un avec le trottoir. Des gens qui ont des problèmes, qui font du surplace. À un tel point que le monde, celui qui avance, finit par décréter qu'ils sont un problème. Ou alors, ce sont ces gens propres sur eux qui rendent le canal dégueulasse une fois les beaux jours arrivés. ils y laissent leurs ordures derrières eux, entre deux grandes phrases sur ce que devrait être la gauche aujourd'hui, avant de reparler de leur nouvel appart' un-peu-petit-et-horriblement-cher-mais-dans-un-quartier-tellement-bieeeenn.

Je ne demande à personne de faire du social (quoi que). Je comprends même que cela soit génant que certains clients assoient un peu trop leur présence, et pour le dire clairement, je déteste quand un consommateur pense qu'il est chez lui quand il est au bar, car il cannibalise jusqu'aux autres habitués. Mais de l'autre côté, je vois aussi un quartier changer, où certains s'acharnent pour que tout soit propre et où la différence est vantée et désirée quand il s'agit de mode, d'exotisme, ou de fête. Moins quand il s'agit de réalité sociale. Et à côté, on s'étonne que la rue, la vraie, coule et que ce qu'il s'y passe soit de plus en plus dégueulasse...

C'est là que je me suis rappelé à quel point les bars et les bistrots sont d'abord un lieu social, mais qu'à Paris, ils sont de plus en plus érigés en lieu de fêtes éphémères, défouloir d'une frustration à vivre entre potes à partir du jeudi soir. C'est là que je me suis dit qu'un barman, qui cherche à faire d'un lieu un chouette lieu, n'a pas conscience de l'influence que ces choix ont sur les gens, sur un quartier. Le comptoir reste l'un des derniers endroits où l'on peut entendre d'autres avis que ceux émis dans les talk-show ou dans les conversations entre potes où tout le monde partage grosso-merdo la même idée. Mais les établissements ne veulent plus être un lieu, ils veulent être un moment. Certains font même tout pour ne plus avoir de consommateurs aux zinc. Allez, hop, tout le monde en table. Et on postera sur Instagram un selfie en terrasse et une photo de sa bière. Puis on oubliera pourquoi on est venu ici, et pas ailleurs. Jusqu'au jour où ce sera finalement partout pareil. Et là on sera mal barré.

Ma panthère

Reposer en fôret
Là où poussera un arbre,
Son retour à la terre,
Lutter avec les sonnets,
Souffler l'astre
Au détour de ce verre.

Il y a un serpent à sonnette enroulé dans son verbe.
Il y a les demi-tours des vautours,
Et les détours de mon amour imberbe.

Je me souviens de ces naissances à rebours
Dans le silence des carrefours,
Et comme au premier jour de ce cri sans réserve.

Se brûler sur le parapet,
S'écrouler dans le grincement du parquet,
Suspendre sa harpe au paterre,
C'est la nuit qui tatoue la terre,
Et c'est dans mon cœur que s'endorment les panthères.

Spike.

Lucidité

La ville est lucide,
L’avenir est cupide,
Les hommes sont limpides,
Le monde a des rides,
Ses fossettes sont arides,
Et mon verre est vide.

Les fusillés

Ma poésie s'est abîmée dans une mer de mots,
Ma poésie s'est alignée dos à un mur de maux,
Mon amnésie n'est pas ronde comme un zéro,
Mais fusillez, les tombes ne sont pas celles des héros.

Mes vers ne seront pas des martyrs,
Ma terre ne sera pas un empire,
L'air que je respire ne lit pas l'avenir,
L'équerre n'a d'angle que la page cornée d'un livre.

Je n'écris plus.
Toute seule elle se libère la rue.
Je ne crie plus.
Tout seul il se délivre ce rêve traité d'intrus.

J'aime encore, même les voies sans issues.
Je marche encore avec ce bataillon de futurs vaincus,
C'est plus fort que moi, j'aime parfois à mon insu,
Jusqu'à la mort, jusqu'au bout de la péninsule,
Des chants s'échappant des monticules,
Nous ne rendons pas les armes, on s'assoit juste avec le crépuscule.

Plafond

Les ampoules nues pointent leur filament à la gorge de la pudeur,
Et à leur firmament, les pendus déshabillent le ciel avec stupeur.

La rambarde

Sur la corniche, la mélancolie révise ses gammes,
Devant ses yeux ont défilé tous les vacarmes,
Et sur ce balcon où ont chancelé les tempêtes et les orgasmes,
Ce soir, désespérée, la beauté a prévu de se pencher par-dessus la rambarde.

(2013)

La prunelle

La nuit, mon désert de glace où chaque flamme est une fausse promesse.
La nuit, ma petite place, une femme qui s’efface, et un gyrophare dans la prunelle de l’ivresse.

Pas de chance

« - Where are the fellows ?
- I don’t know.
- Where is the black sheep ?
- Near of your lips.
- Is it my soul or my spirit ?
- I don’t give a shit.
- Oh ! And where is the luck ?
- Not with us, she don’t give a fuck. »

33 Tours

Tous ceux qui tombent sur la tête des autres ont couru comme dans un rêve en 33 tours et quelques secondes,
Et on a fait tout ce qu’on a pu mais tout s’est passé comme d’habitude,
C'était la ronde de nuit d’un amour adolescent,
La dernière danse à la frontière des camélias,
Me dirais-tu comment changer le monde d’un singe en hiver ?

Composé à partir de titres de manchettes du mensuel La Terrasse, avril 2013.

Trafic

Le trafic sous un crâne,
L'impatience en cage,
Danse d'avance
De ce voyage avant la nuit,
De cette violence suivante,
Et de l'enchaînement puni.
C'est la tempête en pleine jeunesse,
Qui s'est perdue sur grand écran,
Alors respire les impromptus
de cette remarquable perspective.

Composé à partir de titres de manchettes d'un numéro 2004 du mensuel La Terrasse.

Everyday

Everyday i'm laughin'
Everyday i'm drinkin'
Everyday i'm strugglin'
Where i find time for cryin' ?

Everyday i'm rhymin'
Everyday i'm yellin'
Everyday i'm kicki'n
Where your hears when i'm dyin' ?

Lovin' alone,
No tatoos of skull and bones,
Movin' around,
Sellin' midnight for 20 pounds,
And never knew where you were feelin' good.

Now i'm countin the crows,
I'm sailin' with the crowd,
And i saw so joke with jaws,
That i found the blues under the city toes.

Métropolitain

In the subway,
No Music, no book,
Hooking your way with just a look
Please give me some thoughts

Cul-sec

Sous les gyro' rien n'est chouette,
Si ce n'est le bleu de tes yeux un soir de fête,
Dans la tempête d'un siècle à boire cul-sec.

Nightrain

I take one and i’ll die twice,
If i’ll leave alone, would you give me a price ?
I take another one and i’ll sell my smile,
Now i’ve lost my mind, could you make our night shine ?

Les frottements

Le long des façades mal pansées,
Des âmes s’engouffrent vers des paradis matelassés.
Dans des limbes éclairées par les néons,
Dans des regards aux cicatrices laissées par les félons,
Dans les nuits de velours pourpre,
Résonnent les frottements des douleurs sourdes.

Perdants

Se refaire le film,
Avec ces vérités que l'on se mime,
Dans des rangées de synonymes,
Chercher ces souvenirs qui s'alignent,
Cueillis sur les cimes où les envols s'abîment.

Audrey

I fall asleep on a bench.
Does the vault of the night blench ?
And while i dream of Audrey Hepburn,
Does the world burn ?

Les débris au fond du lit

Il a besoin d’une âme qui brûle de désir,
Qui demande que l’on fasse jouir son empire,
De courbes qui rendent muets, qui effacent les dires,
D’une peau sur lesquelles ses dernières phalanges viendront périr.

Et puis il y a ce soleil qui une seule fois, à son réveil, a récité un sonnet,
Qui secouait dans sa main les lendemains en les faisant tinter comme de la petite monnaie.
Et il y a eu ce graffiti sur le mur, un bref pense-bête,
« Tu me manqueras cet hiver » te disait-il en faisant cligner les paupières des esthètes.

Et enfin il y aura ces débris que tu essaies encore de noyer au fond de ton lit,
Ces envies tombées comme du rêve pilé et venues s’accrocher à tes nuits,
Des verres vides dans lesquels tu guetteras l’oubli,
De tous ces travers auxquels tu n’auras plus rien à reprocher maintenant qu’ils se sont évanouis.

Janvier

Janvier, le soleil avait eu la nausée devant les espoirs engloutis par la rosée.
Janvier, la nuit miaulait, minaudait, au milieu des étoiles dans l’horizon violet.
Quand au petit matin les cernes de jadis apparurent sur le visage des souvenirs,
Quand des veines ouvertes de l’harpiste coulèrent les devenirs,
Les bonheurs passés devinrent une fatigue,
Et en ce matin d’hiver l’on retrouva le cadavre des enchanteurs au pied de la digue.

Alors file tandis que l’emprise des sens hurle au large !
Laissons l’empire et ses vents tourner les pages
De cette histoire ensevelie sous le vol des goélands
Qui emportent dans leur bec les points de suspension déposés par tes amants.

Regarde ! Dans le sillage de leurs ailes bat le pouls de nos errements,
Leur ballet transforme en soupir la flamme du prétendant,
Et autour de nous dansent les animaux savants.

Ècoute le caquètement des timbales !
Écoute le son froid des cymbales qui couvre celui des portes qui claquent !
Que proclamait déjà la diseuse de bonne aventure ?
Et rappelle-moi qui avait été écrire ton prénom sur les devantures ?
Es-tu sûre d’avoir entendu les feuilles froissées dévaler les heures ?
Tends l’oreille ! Le bruissement des ratures de la plume parle à nos peaux qui s’effleurent.